La dot
Le dimanche soir, vers six heures.
Avez-vous remarqué ceci : quand il fait chaud à Paris, les dimanches soir, il y fait plus chaud – à indication thermométrique égale – que les autres soirs ?
Vous n’avez pas remarqué, dites-vous ? Cela n’a aucune importance. Vous n’êtes pas observateur, voilà tout.
Poursuivons.
Six heures ! C’est le moment où les Parisiens, ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent à dépenser pour leur dîner, viennent au café s’ingurgiter des apéritifs, étranges et mystérieux breuvages, horribles au goût, mais somptueusement néfastes à l’estomac.
Quand on a absorbé seulement deux de ces philtres, on n’a plus faim, et on ne dîne qu’à moitié. Économie à considérer par les temps désargentés que nous traversons !
J’étais assis à la terrasse d’un café des boulevards, en face d’un liquide noir certainement sorti de la maison Borgia et Cie.
À la table voisine de celle que j’occupais, vinrent s’asseoir un monsieur et une dame, le monsieur évidemment le mari de la dame.
La dame demanda un vermouth-cassis et le monsieur une absinthe-anisette.
La dame demanda son vermouth-cassis sur le ton dont elle aurait commandé n’importe quelle autre chose indifférente.
Le monsieur demanda son absinthe-anisette sur un ton de lassitude inexprimable.
– Donnez-moi une absinthe, semblait-il dire, non point pour me griser, mais pour tâcher de m’oublier un peu et de m’évader – quand ce ne serait qu’un quart d’heure – de cette insupportable fabrique de rasoirs qu’est la Vie !
Notre buveur d’absinthe était un fort joli homme d’une trentaine d’années, simplement mais élégamment vêtu, d’aspect intelligent et déluré, mais comme il avait l’air de s’ennuyer, le pauvre homme !
Beaucoup trop galant pour dire d’une femme qu’elle est laide ou même peu gracieuse, je me contenterai d’affirmer que la dame du monsieur à l’absinthe était purement et simplement ignoble.
Sa disgrâce physique s’aggravait d’une expression bêtement arrogante et hostile. Une toilette prétentieuse mais de mauvais goût enveloppait cet ensemble et achevait de le rendre inacceptable de tous.
Ah ! je compris la désolation du pauvre monsieur ! À sa place, moi, loti d’une telle compagne, j’aurais bu, non pas un verre d’absinthe, mais des tonneaux d’absinthe, des fleuves d’absinthe, des océans d’absinthe !
Je n’entendais leurs propos que par bribes insignifiantes, mais à la mine agressive de la femme, à l’air las du mari, je devinais le peu d’idylle qui se passait là.
Tout à coup, le monsieur exprima par son attitude qu’il en avait assez de cette petite fête de famille !
D’une gorgée, il vida la seconde moitié de son verre (la première ayant été bue préalablement), il croisa les bras, regarda sa femme droit dans les yeux et lui dit :
– Est-ce que tu ne vas pas bientôt me procurer la paix ? (J’emploie le mot procurer à cause des convenances, mais le monsieur, à la vérité, se servit d’un autre terme.)
La vilaine dame parut un peu interloquée de cette brusque sortie.
– Oui, continua le monsieur, tu commences à me raser avec tes reproches et tes sous-entendus !
– Mes sous-entendus ?
– Oui, tes sous-entendus ! C’est ta dot, n’est-ce pas, dont tu veux me parler ?
– Mais, mon ami...
– Ta dot ! ah oui, causons-en de ta dot ! Elle est chouette, ta dot ! Sais-tu combien tu avais de dot ?
– Cent mille francs.
– Parfaitement, cent mille francs ! Sais-tu quel revenu représentent tes cent mille francs, tes fameux cent mille francs ?
– Je ne sais pas au juste...
– Et bien, je vais te le dire : tes fameux cent mille francs représentent trois mille francs de rente, et sans déduire les frais, encore !
– Mais, mon ami...
– Et trois mille francs de rente, sais-tu combien ça représente par jour ?
– Mais, mon ami...
– Ça représente neuf francs cinquante. Tu entends, neuf-francs-cin-quante-cen-times !
– Mais, mon ami...
– Employons les chiffres ronds et mettons dix francs... Dix francs par jour, sais-tu ce que ça représente par heure ?
– Mais, mon ami...
– Dix francs par jour, ça représente quarante centimes par heure. Voilà ce qu’elle représente ta dot : huit sous de l’heure... Franchement, ça valait mieux que ça !
– Vous m’insultez !
– Tiens, voilà huit sous que je te rembourse sur ta dot pour les soixante minutes de liberté que je vais prendre... Il est six heures et demie, je rentrerai à sept heures et demie pour dîner...
– Vous êtes un goujat !
– Et puis, je te préviens : quand je rentrerai pour dîner, si la cuisine ne sent pas très bon, très bon et si tu as encore cette tête-là, j’irai dîner ailleurs, en te remboursant, bien entendu, une fraction de ta dot, au prorata de mon temps d’absence. Au revoir, ma chère !
Et le monsieur, après avoir payé les deux consommations, partit, laissant sa femme toute bête devant ses huit sous.